Language of document : ECLI:EU:C:2021:604

ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

15 juillet 2021 (*)

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 7, point 2 – Compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Lieu de la matérialisation du dommage – Entente déclarée contraire à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen – Détermination de la compétence internationale et territoriale – Concentration des compétences au profit d’une juridiction spécialisée »

Dans l’affaire C‑30/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Juzgado de lo Mercantil n.o 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid, Espagne), par décision du 23 décembre 2019, parvenue à la Cour le 22 janvier 2020, dans la procédure

RH

contre

AB Volvo,

Volvo Group Trucks Central Europe GmbH,

Volvo Lastvagnar AB,

Volvo Group España SA,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, M. L. Bay Larsen, Mme C. Toader, MM. M. Safjan (rapporteur) et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour AB Volvo, Volvo Group Trucks Central Europe GmbH, Volvo Lastvagnar AB et Volvo Group España SA, par Mes R. Murillo Tapia et N. Gómez Bernardo, abogados,

–        pour le gouvernement espagnol, par Mme S. Centeno Huerta et M. J. Rodríguez de la Rúa Puig, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement français, par Mmes A.-L. Desjonquères, N. Vincent et A. Daniel, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par Mme M. Heller et M. C. Urraca Caviedes, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 22 avril 2021,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant RH à AB Volvo, à Volvo Group Trucks Central Europe GmbH, à Volvo Lastvagnar AB et à Volvo Group España SA, au sujet du paiement de dommages et intérêts pour le préjudice subi par RH du fait de pratiques anticoncurrentielles des sociétés défenderesses au principal, qui ont été sanctionnées par la Commission européenne au titre de l’article 101 TFUE et de l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l’« accord EEE »).

 Le cadre juridique

3        Les considérants 15, 16 et 34 du règlement no 1215/2012 sont ainsi libellés :

« (15)      Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.

(16)      Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation.

[...]

(34)      Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de [cette convention de 1968] et des règlements qui la remplacent. »

4        Le chapitre II du règlement no 1215/2012, intitulé « Compétence », contient, notamment, une section 1, intitulée « Dispositions générales », et une section 2, intitulée « Compétences spéciales ». L’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, qui figure sous cette section 1, dispose :

« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

5        Figurant également sous ladite section 1, l’article 5, paragraphe 1, du même règlement prévoit :

« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »

6        L’article 7 du règlement no 1215/2012, qui figure sous la section 2 du chapitre II de ce règlement, énonce :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :

1)      a)      en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ;

[...]

2)      en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ;

[...] »

 Le litige au principal et la question préjudicielle

7        RH est une entreprise domiciliée à Cordoue (Espagne), où elle a fait, entre l’année 2004 et l’année 2009, l’acquisition de cinq camions auprès d’un concessionnaire de Volvo Group España. Le premier de ces camions a initialement fait l’objet d’un crédit-bail, avant d’être racheté par RH au cours de l’année 2008.

8        Le 19 juillet 2016, la Commission a adopté la décision C(2016) 4673 final relative à une procédure d’application de l’article 101 [TFUE] et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire AT.39824 – Camions) (JO 2017, C 108, p. 6, ci-après la « décision du 19 juillet 2016 »).

9        Par cette décision, la Commission a déclaré l’existence d’une entente à laquelle ont participé 15 constructeurs internationaux de camions, parmi lesquels Volvo, Volvo Group Trucks Central Europe et Volvo Lastvagnar, en ce qui concerne deux catégories de produits, à savoir les camions pesant entre 6 et 16 tonnes et ceux pesant plus de 16 tonnes, qu’il s’agisse de porteurs ou de tracteurs.

10      La Commission a considéré que l’infraction à l’article 101 TFUE s’étendait à l’ensemble de l’Espace économique européen (EEE) et a duré du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011. Par conséquent, elle a infligé des amendes à toutes les entités participantes, à l’exception d’une entité ayant bénéficié, à la suite d’une procédure de clémence, d’une immunité totale.

11      RH a introduit une action en paiement de dommages et intérêts contre Volvo (Göteborg, Suède), Volvo Group Trucks Central Europe (Ismaning, Allemagne), Volvo Lastvagnar (Göteborg) et Volvo Group España (Madrid, Espagne) au soutien de laquelle elle allègue avoir subi un préjudice en ce qu’elle a fait l’acquisition des cinq véhicules susmentionnés en payant un surcoût dû aux arrangements collusoires sanctionnés par la Commission.

12      Bien que RH ait fait l’acquisition des véhicules à Cordoue et qu’elle soit domiciliée dans cette ville, elle a formé son recours devant le Juzgado de lo Mercantil no 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid, Espagne). La juridiction de renvoi précise que les parties défenderesses au principal n’ont pas remis en cause sa compétence territoriale, de telle sorte que, en application du droit national, elles doivent être réputées avoir fait élection tacite de for auprès de cette juridiction.

13      Lesdites défenderesses ont, toutefois, soulevé un déclinatoire de compétence internationale, estimant que le « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » visé à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 est le lieu de l’évènement causal, en l’occurrence le lieu où l’entente sur les camions a été conclue, et non le lieu du domicile de la requérante au principal. Étant donné que l’entente a été conclue dans d’autres États membres de l’Union européenne, les mêmes défenderesses considèrent que la juridiction espagnole n’est pas compétente.

14      Selon la juridiction de renvoi, de sérieux doutes apparaissent quant à la manière dont il convient d’interpréter l’article 7, point 2, du règlement  no 1215/2012.

15      À cet égard, elle relève que, conformément à l’arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide (C‑352/13, EU:C:2015:335, point 56), lorsque des défendeurs établis dans différents États membres se voient réclamer en justice des dommages et intérêts en raison d’une infraction unique et continue à laquelle ils ont participé dans plusieurs États membres à des dates et à des endroits différents, cette infraction à l’article 101 TFUE et à l’article 53 de l’accord EEE ayant été constatée par la Commission, le fait dommageable s’est produit à l’égard de chaque prétendue victime prise individuellement, chacune d’entre elles pouvant choisir d’introduire son action soit devant la juridiction du lieu où l’entente concernée a été définitivement conclue ou, le cas échéant, du lieu où un arrangement spécifique et identifiable comme étant à lui seul l’évènement causal du dommage allégué a été pris, soit devant la juridiction du lieu de son propre siège social.

16      Il serait donc possible d’attraire les défenderesses au principal sur le territoire espagnol, compte tenu du lieu où se trouve le siège social de RH.

17      Par la suite, et concernant spécifiquement l’entente sur les camions qui a été sanctionnée par la Commission dans sa décision du 19 juillet 2016, la juridiction de renvoi relève également que la Cour a jugé, dans l’arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans (C‑451/18, EU:C:2019:635, point 33), que, lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il convient de considérer que le lieu de la matérialisation du dommage, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans cet État membre.

18      La juridiction de renvoi se demande, toutefois, si la jurisprudence exposée au point précédent du présent arrêt fait référence à la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel le dommage est survenu ou si elle établit aussi directement la compétence territoriale interne au sein de cet État membre. En d’autres termes, il serait nécessaire d’établir si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 constitue une règle qui concerne strictement la compétence internationale ou s’il s’agit d’une règle double ou mixte, qui opère également en tant que règle de compétence territoriale interne.

19      Selon la juridiction de renvoi, la jurisprudence nationale et la jurisprudence de l’Union ne permettent pas de dissiper ce doute.

20      Dans ces conditions, le Juzgado de lo Mercantil n.o 2 de Madrid (tribunal de commerce no 2 de Madrid) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, en ce qu’il prévoit qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre “[...] en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire”, doit-il être interprété en ce qu’il établit uniquement la compétence internationale des juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le lieu en question, de sorte que, pour déterminer la juridiction nationale territorialement compétente au sein de cet État, il est renvoyé aux dispositions procédurales internes, ou doit-il être interprété en tant que règle mixte qui, par conséquent, détermine directement aussi bien la compétence internationale que la compétence territoriale nationale, sans qu’il soit nécessaire de renvoyer à la réglementation interne ? »

 Sur la recevabilité

21      Les parties défenderesses au principal ont conclu à l’irrecevabilité de la demande au motif que la réponse à la question posée par la juridiction de renvoi est claire.

22      Il y a lieu, néanmoins, de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 9 juillet 2020, Verein für Konsumenteninformation, C‑343/19, EU:C:2020:534, point 19).

23      Par ailleurs, afin d’être recevable, une demande de décision préjudicielle doit contenir, outre le texte des questions posées à titre préjudiciel, les éléments d’information qui sont exigés à l’article 94, sous a) à c), du règlement de procédure de la Cour, à savoir, en substance, le cadre factuel et réglementaire du litige au principal et un minimum d’explications sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont le juge national demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’il établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis [ordonnance du 16 mars 2021, DS (Parage d'équidés) (C‑557/20, non publiée, EU:C:2021:204), point 21 et jurisprudence citée].

24      Ainsi, la circonstance, quand bien même avérée, que la réponse à l’interrogation de la juridiction de renvoi puisse faire l’objet d’une réponse claire n’est, en tout état de cause, pas susceptible d’affecter la recevabilité de la demande de décision préjudicielle.

25      En l’occurrence, la juridiction de renvoi a exposé précisément la raison pour laquelle, dans le contexte factuel et juridique du litige au principal et eu égard à la jurisprudence, d’une part, de la Cour et, d’autre part, du Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne), il importe que la Cour précise la portée de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012.

26      Il y a donc lieu de déclarer la question préjudicielle recevable.

 Sur la question préjudicielle

27      Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, au sein du marché affecté par des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens, est internationalement et territorialement compétente pour connaître, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, d’une action en réparation du dommage causé par ces arrangements contraires à l’article 101 TFUE soit la juridiction dans le ressort de laquelle l’entreprise s’estimant lésée a acheté les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats effectués par cette entreprise dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le siège social de celle-ci.

28      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où le règlement no 1215/2012 abroge et remplace le règlement no 44/2001 qui a lui-même remplacé la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces derniers instruments juridiques vaut également pour le règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes » (voir arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 23 et jurisprudence citée).

29      Tel est le cas, d’une part, de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 et, d’autre part, de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, à l’égard desquels la Cour a itérativement jugé que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », au sens de ces dispositions, vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’évènement causal qui est à l’origine de ce dommage, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (voir, en ce sens, arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 25 et jurisprudence citée).

30      Il ressort de sa décision que, en l’occurrence, la juridiction de renvoi cherche à identifier le lieu de la matérialisation du dommage.

31      Il résulte de la décision du 19 juillet 2016 que l’infraction constatée à l’article 101 TFUE, à l’origine du dommage allégué, s’étendait à l’ensemble du marché de l’EEE et a donc emporté une distorsion de concurrence dans ce marché. Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que le lieu de la matérialisation de ce dommage, aux fins de l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans ledit marché, dont fait partie l’Espagne (voir, par analogie, arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, points 32 et 33).

32      Une telle détermination du lieu de la matérialisation du dommage est, notamment, conforme aux exigences de cohérence prévues au considérant 7 du règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II) (JO 2007, L 199, p. 40), dans la mesure où, selon l’article 6, paragraphe 3, sous a), de ce règlement, la loi applicable en cas d’actions en dommages et intérêts en lien avec un acte restreignant la concurrence est celle du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l’être (arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 35).

33      S’agissant du point de savoir quelle juridiction au sein de l’État membre ainsi identifié est compétente, il ressort des termes mêmes de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 que cette disposition attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale à la juridiction du lieu où est survenu le dommage. Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 46 de ses conclusions, cette analyse est corroborée, en particulier, par le rapport de M. P. Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1).

34      Cela signifie que les États membres ne sauraient appliquer des critères d’attribution de compétence différents par rapport à ceux découlant dudit article 7, point 2. Cependant, il y a lieu de préciser que la délimitation du ressort de la juridiction au sein duquel se situe le lieu de la matérialisation du dommage, au sens de cette disposition, relève, en principe, de la compétence organisationnelle de l’État membre auquel cette juridiction appartient.

35      Ainsi que l’ont souligné les parties défenderesses au principal, les gouvernements espagnol et français ainsi que la Commission, cette disposition ne s’oppose pas à ce qu’un État membre décide de confier un type de contentieux déterminé à une seule juridiction, dès lors exclusivement compétente quel que soit le lieu de matérialisation d’un dommage au sein de cet État membre.

36      La Cour a, en effet, déjà précisé qu’une concentration des compétences devant une seule juridiction spécialisée peut se justifier dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice (voir, en ce sens, arrêt du 18 décembre 2014, Sanders et Huber, C‑400/13 et C‑408/13, EU:C:2014:2461, point 44).

37      Comme l’a relevé M. l’avocat général au point 128 de ses conclusions, dans le contexte de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, la complexité technique des règles applicables aux actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence peut également militer en faveur d’une concentration de compétences.

38      À défaut d’une telle juridiction spécialisée, l’identification du lieu de matérialisation du dommage afin de déterminer la juridiction compétente au sein des États membres pour connaître d’une action en réparation en raison d’arrangements collusoires contraires à l’article 101 TFUE doit répondre aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence ainsi que d’une bonne administration de la justice rappelés aux considérants 15 et 16 du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C‑451/18, EU:C:2019:635, point 34).

39      Il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsqu’est en cause l’achat d’un bien ayant, à la suite d’une manipulation effectuée par son producteur, une valeur amoindrie, la juridiction compétente pour connaître d’une action aux fins de réparation du dommage correspondant aux surcoûts payés par l’acheteur est celle du lieu d’acquisition du bien (voir, en ce sens, arrêt du 9 juillet 2020, Verein für Konsumenteninformation, C‑343/19, EU:C:2020:534, points 37 et 40).

40      Il convient d’appliquer cette solution également dans un contexte tel que celui de l’affaire au principal, et cela indépendamment du point de savoir si les biens en cause ont été achetés directement ou indirectement auprès des parties défenderesses, avec un transfert de propriété immédiat ou à l’issue d’un contrat de crédit-bail. Toutefois, il y a lieu de préciser que ladite solution implique que l’acheteur lésé ait exclusivement acheté des biens affectés par les arrangements collusoires en question dans le ressort d’une seule juridiction. En effet, à défaut, il ne saurait être identifié un seul lieu de matérialisation à l’égard de l’acheteur lésé.

41      À cet égard, il convient de rappeler que, dans le contexte d’une action en réparation de dommages causés par des arrangements contraires à l’article 101 TFUE, et consistant en des surcoûts payés en raison d’un prix artificiellement élevé, la Cour a jugé que le lieu de matérialisation du dommage n’est identifiable que pour chaque prétendue victime prise individuellement et se trouvera, en principe, au siège social de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 52).

42      Dans l’hypothèse d’achats effectués en plusieurs lieux, une attribution de compétence à la juridiction du siège social de l’entreprise lésée respecte l’exigence de prévisibilité rappelée au point 38 du présent arrêt, dès lors que les parties défenderesses, membres de l’entente, ne peuvent ignorer la circonstance que les acheteurs des biens en question sont établis au sein du marché affecté par les pratiques collusoires. De plus, cette attribution de compétence répond à l’objectif de proximité et le lieu du siège social de l’entreprise lésée présente toutes les garanties en vue de l’organisation utile d’un éventuel procès (voir, en ce sens, arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide, C‑352/13, EU:C:2015:335, point 53).

43      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, au sein du marché affecté par des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens, est internationalement et territorialement compétente pour connaître, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, d’une action en réparation du dommage causé par ces arrangements contraires à l’article 101 TFUE soit la juridiction dans le ressort de laquelle l’entreprise s’estimant lésée a acheté les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats effectués par cette entreprise dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le siège social de celle-ci.

 Sur les dépens

44      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, au sein du marché affecté par des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens, est internationalement et territorialement compétente pour connaître, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, d’une action en réparation du dommage causé par ces arrangements contraires à l’article 101 TFUE soit la juridiction dans le ressort de laquelle l’entreprise s’estimant lésée a acheté les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats effectués par cette entreprise dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le siège social de celle-ci.

Signatures


*      Langue de procédure : l’espagnol.